Washington - Qu'ont en commun aux États-Unis les partisans du contrôle des armes à feu, les professeurs jugés libéraux et les scientifiques qui font des recherches sur le sida? Ils risquent tous de découvrir leur nom sur une liste noire.
Un demi-siècle après la tristement célèbre chasse aux sorcières du sénateur Joseph McCarthy, cette technique de dénonciation fait un retour aux États-Unis. L'existence de trois de ces listes a été mise au jour au cours de l'automne.
Celle qui a fait le plus de bruit a été découverte sur le site Web du puissant groupe de pression pour la libéralisation des armes à feu, la National Rifle Association (NRA). Y figurent les noms de centaines d'organismes, d'artistes et de médias qui, estime l'association, sont en faveur d'une loi plus restrictive à l'égard des armes à feu.
«Nos membres ne veulent pas acheter leurs chansons, ne veulent pas aller voir leurs films, ne veulent pas soutenir leur carrière», a publiquement déclaré le vice-président exécutif de la NRA, Wayne LaPierre, au sujet des personnalités mises au banc par son association.
«Cette tactique extrême est vraiment en concordance avec leur programme politique extrême», a souligné Eric Howard, le porte-parole de la Brady Campaign, qui milite pour le contrôle des armes à feu. Cet organisme a riposté en passant à l'offensive. Il a acheté une page complète du New York Times à plusieurs reprises pour exhorter les Américains qui n'étaient pas sur la liste noire à signer une pétition pour y être inscrits. Plus de 100000 personnes ont répondu à cet appel visant à tourner en dérision l'initiative de la NRA. «Ces gens veulent être sur la liste et veulent être reconnus comme des individus qui se tiennent debout face à la NRA», a déclaré hier M. Howard au cours d'une entrevue téléphonique.
Enseignants attaqués
L'Université du Texas à Austin dispose aussi de sa liste noire. Le groupe Jeunes conservateurs du Texas y fait circuler depuis novembre une «liste des professeurs à surveiller». Elle condamne une dizaine d'enseignants «qui donnent un point de vue idéologique à leurs étudiants par des méthodes d'endoctrinement souvent subtiles mais parfois agressives».
La liste indique les cours qui seront offerts en 2004 par les professeurs décriés. Les jeunes conservateurs soutiennent qu'elle est non partisane, mais neuf enseignants dénoncés sur 10 le sont en raison de leurs opinions libérales ou de leur critique de l'administration américaine.
On reproche par exemple à Jennifer Suchland, qui enseigne la politique, de faire lire des textes à ses étudiants où on met l'accent sur «l'oppression et l'exploitation aux États-Unis selon la race, la classe et le sexe». On attaque ensuite Penne Restad parce que son interprétation de l'histoire américaine (sa spécialisation) est jugée «étroite et d'extrême gauche».
«Cela m'a jetée par terre», a affirmé Mme Restad, jointe à son bureau d'Austin. Cette dame d'une cinquantaine d'années est visiblement troublée par l'existence cette liste noire. Elle considère qu'il s'agit de harcèlement et d'intimidation. «Je pense que cette liste donne des frissons aux professeurs. Ça les inquiète», a-t-elle déclaré.
Non seulement la perception de ses étudiants est-elle faussée, mais l'opinion publique l'est aussi, a-t-elle ajouté. La diffusion de la liste noire a eu un grand écho dans la communauté, et Mme Restad est parfois interpellée à l'extérieur de l'université. Une voisine lui a ainsi accordé son soutien tout en se disant surprise de découvrir que «quelqu'un de si libéral» habitait son quartier. «On a immédiatement présumé que j'utilisais mon cours pour faire de la propagande», déplore l'enseignante.
Ce n'est pas la première fois qu'une liste noire circule sur un campus américain. L'automne dernier, un site Internet fichant les professeurs jugés antisémites ou propalestiniens avait fait couler beaucoup d'encre. L'un des fondateurs de ce site, Daniel Pipes, a été nommé cette année par George W. Bush à la tête du United States Institute of Peace, un organisme créé par le Congrès américain pour promouvoir la paix.
Sida et liste noire
Une troisième liste noire publiée cet automne a pu se frayer un chemin jusqu'au Congrès américain. Concoctée par la Traditional Values Coalition, qui affirme représenter quelque 43 000 Églises des États-Unis, la liste en question regroupe près de 200 scientifiques qui font des recherches en matière de santé et de sexualité.
À la fin octobre, la coalition a demandé au département de la Justice d'enquêter sur la façon dont ces recherches ont pu être subventionnées par les Instituts nationaux de la santé (NIH), financés par le gouvernement américain. Parmi les études dénoncées, certaines portent sur la prévention du sida chez les consommateurs de drogues en Russie et sur les relations sexuelles des camionneurs américains entre eux et avec des travailleurs du sexe (une recherche liée aux maladies transmises sexuellement).
Les dénonciations de la coalition auraient porté leurs fruits. Le quotidien Washington Post a rapporté que les NIH ont reçu une série de demandes «sur un ton très négatif» au cours des derniers mois en provenance du Congrès (dont les deux chambres sont dominées par les républicains) au sujet de subventions et de chercheurs particuliers.
La coalition, un organisme ultraconservateur, condamne les actes sexuels entre personnes de même sexe. Sur son site Internet, elle explique qu'elle les tient responsables de la propagation du sida et d'infections qui peuvent mener «à la stérilité, au cancer et à la mort».
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